Gisele, Celestine, Arlette, impressions numériques contrecollées sur dibon et encadrées, 160 x 110 cm, 2018
Micheline, impression numérique contrecollée sur dibon et encadrée,
110 x 160 cm, 2018
vues d'exposition, Hôtel Départemental des Arts, Toulon, 2018
Vieillir, c’est se transformer, subir des changements corporels radicaux. Un écart se creuse entre l’image que l’on se fait de soi et celle renvoyée par le miroir sociétal, entre le ressenti subjectif et l’apparence physique. « Dans cette perspective », écrit la gérontologue Jacqueline Trincaz, « la jeunesse serait le temps de la coïncidence entre l’être et le paraître, la vieillesse en serait la rupture. »
Les quatre images, Gisèle, Micheline, Arlette et Célestine, qui constituent la dernière série de photographies de Léna Durr sont autant de rencontres avec la vieillesse et ses corolaires – en tous cas tels qu’ils sont perçus par la société occidentale contemporaine – la solitude et la perte d’autonomie.
Lors de ses échanges avec les pensionnaires d’une maison de retraite, l’artiste constate l’absence d’objets-souvenirs qui singularisent l’espace domestique. C’est la parole qui véhicule les souvenirs personnels, familiaux ou professionnels et qui, inévitablement, fait surgir une réminiscence qui marque à jamais la rencontre. C’est ce souvenir qu’elle matérialise et réintroduit en présence de la pensionnaire dans l’espace institutionnalisé de l’établissement médicalisé.
Cette dernière série de photographies prolonge et complexifie le travail qu’elle a accompli dans deux ensembles précédents : Teenage qui date de 2011 – 2012 et Pinup grrrls de 2014. Sous-tendant ces trois séries, se trouvent l’image de la femme et une certaine idée de la féminité, notions présentes aussi dans d’autres photographies de l’artiste (Femmes au bain, Postiche ou Marie-Madeleine par exemple) mais qui sont densifiées ici par l’effet de la sérialité. Pin-up grrrls met en scène 12 jeunes filles présexuées dans des images méticuleusement construites à partir de la vaste collection d’objets de l’artiste, issus de la culture populaire. Cette collection a servi également aux photographies de Teenage, série de portraits d’adolescentes mettant en scène des situations de marginalité sociale dans des décors de périphérie urbaine.
À chaque fois, il s’agit de femmes associées à des éléments de décor qui signifient, tout en pratiquant un écart, des attentes d’une certaine féminité où, malgré la jeunesse des protagonistes, la coïncidence entre l’être et le paraître féminin ne s’accomplit pas tout à fait.
Ce non-accomplissement se manifeste grâce à une tension entre la crédibilité de la mise en scène et des indices qui distendent ses liens au réel. La vraisemblance des précédentes séries vient – en dépit de leur nature fictionnelle – de leur construction méticuleuse à partir d’une collection d’objets d’une extraordinaire richesse. En regard de cette tension, cette dernière série se démarque des autres car les images et objets introduits dans les mises en scène de Gisèle, Micheline, Arlette et Célestine sont à contrario fabriqués en fonction des souvenirs des pensionnaires. Puisé dans la complexité de la psyché, chaque souvenir – partagé en un moment d’empathie et d’affect, matérialisé par l’artiste dans des éléments qui peuvent sembler être d’une pauvreté réductrice, puis présenté dans le contexte institutionnel d’une maison de retraite – produit une image parfaitement invraisemblable.
La présence, dans l’espace des quatre images photographiques, de l’entièreté de la collection de l’artiste dans son conditionnement de stockage, « en réserve », renvoyant à la fois aux pratiques muséales et à la technique picturale, souligne cette rupture d’approche. La présence spectrale de la collection, cette mise en réserve, intensifie paradoxalement les souvenirs réincarnés des pensionnaires de la maison de retraite.
Une image avec une mise en scène fictionnée mais vraisemblable fait place maintenant dans l’oeuvre de Léna Durr, à une série ancrée dans une forme biographique réelle mais produisant une mise en scène invraisemblable. Les souvenirs en question ne sont ni réellement transmissibles, ni parfaitement traduisibles. C’est dans leur singularité même que cet impossibilité se trouve, dans leur singularité quelconque.
Pour Giorgio Agamben, qui propose cette notion de « singularité quelconque », la singularité ne peut pas être une simple absence générique de toute appartenance à tel ou tel groupe, et le quelconque n’est certainement pas « le n’importe lequel ». La singularité quelconque manifeste dans les photographies Gisèle, Micheline, Arlette et Célestine de Léna Durr renvoie plutôt à ce qu’il qualifie par « l’être tel que de toute façon il importe ».
Ian Simms, 2018